Le 18 décembre 2017
Le gouvernement a prévu dans le projet de loi sur l’asile, qu’il prépare en cette fin d’année, d’introduire le concept de pays tiers sûr. Concept qui permet de déclarer irrecevable la demande d’asile d’une personne ayant transité par un État non européen qui présenterait des garanties de protection équivalentes.
Ce concept est aussi au cœur des négociations entre les États membres et le Parlement européen dans le cadre de la réforme du Régime d’asile européen commun. Loin de n’être qu’une question technique et juridique, l’adoption de cette notion en droit français aurait un impact non négligeable sur notre application du droit d’asile.
À l’occasion de la Journée internationale des migrants, Thierry Le Roy, Président de France terre d’asile, expose la position de l’association sur cette question.
France terre d’asile est opposée à l’adoption du concept de « pays tiers sûr ».
1. La question est ancienne. Avant même que des directives européennes, à partir de 2005, ouvrent aux États membres l’option d’écarter comme irrecevable la demande d’un réfugié qui, au cours de son itinéraire, se serait déjà vu reconnaître cette qualité dans un pays tiers (dit « premier de pays d’asile ») ou aurait pu la demander (« pays tiers sûr »), on pouvait penser, comme le Conseil d’Etat qui l’avait jugé de la manière la plus solennelle en 1981 et en 1996, que c’était contraire à la convention de Genève, à sa lettre (qui n’écarte son application qu’aux personnes qui ont acquis la nationalité, en droit ou de facto, d’un pays tiers), comme à son esprit libéral (qui permet au réfugié le changement de pays de résidence, sinon le libre choix du pays d’installation). Nous le pensons toujours : comment, aujourd’hui plus qu’hier, déclarer irrecevable le Guinéen passé par le Sénégal où les autorités de son pays d’origine ont fini par le retrouver et le pourchasser ; ou le Libérien arrivé en Europe sur un bateau camerounais ; au motif, pour le premier, qu’il avait connu dans un pays tiers quelques années de séjour paisible, et, pour le second, qu’il avait négligé de demander l’asile au Cameroun pendant son trajet maritime ?
La France était sur cette ligne, refusant encore, en 2015, d’opter pour l’irrecevabilité du « pays tiers sûr ». Et nous n’étions pas seuls, car même les pays européens – une dizaine – qui ont incorporé cette notion dans leur législation ne la pratiquent guère (à l’exception de la Hongrie avec la Serbie). On avait même presque renoncé, dans l’UE, à fixer une liste de pays sûrs (d’origine) commune aux États membres.
2. La question revient aujourd’hui parce que la crise de 2015-2016 a fait penser aux pays européens, à commencer par les plus sollicités par les demandeurs d’asile, que la charge de l’accueil devait être au moins partagée avec les pays de transit. L’idée a prospéré lorsqu’on a vu la Turquie s’y prêter, en acceptant de reprendre à la Grèce les réfugiés syriens. Dès 2016, la Commission européenne a proposé un cadre général de partenariat UE-pays tiers, et, dans la refonte entreprise du « paquet Asile », que l’option d’irrecevabilité pour transit par un « pays tiers sûr » soit inscrite dans un règlement et cesse ainsi d’être optionnelle ; en juin 2017, le Conseil européen, allant plus loin, a demandé qu’on explore, dans la négociation de cette proposition de règlement, une extension de ces cas où le parcours du demandeur d’asile peut fournir au pays d’arrivée des raisons légales d’écarter sa demande comme relevant plutôt du pays tiers de transit.
Le gouvernement français, qui s’y était refusé en 2015, songe même maintenant à devancer ce projet de règlement européen dans le projet de loi sur l’asile qu’il prépare en cette fin d’année.
3. Il est vrai qu’en politique de l’asile, la question n’est pas dénuée de sens. On sait que la grande majorité des personnes déplacées dans le monde par l’effet de crises ou de conflits résident dans un pays géographiquement proche du pays d’origine. On peut même regarder ce fait comme propice aux perspectives de retour éventuelles, et que, même à défaut de retour, l’itinérance des réfugiés vers des pays plus lointains ne favorise pas nécessairement leur réinstallation.
4. Mais cette novation, juridique et politique, serait la négation du droit d’asile. Doublement.
A) Elle serait d’abord contraire au droit d’asile tel qu’on l’a construit depuis 1951 avec la convention de Genève.
Au plan français, sa constitutionnalité – qui n’a pas encore été clairement jugée – est fortement questionnée, à la lumière de l’aménagement constitutionnel – limité – qu’il avait fallu pour introduire les règles de renvoi des « dublinés ».
Plus largement, au regard de la convention de Genève, à laquelle le droit de l’UE se réfère, la compatibilité du concept de pays tiers sûr n’a pas encore été jugée par la Cour de justice de l’UE; pas davantage par la Cour européenne des droits de l’homme ou par les juridictions nationales qui pourraient l’examiner au regard des articles 3 et 13 de la convention européenne des droits de l’homme. Parce qu’il y a eu a ce jour peu d’applications.
Mais plusieurs instances françaises vont avoir à se prononcer prochainement, dès lors qu’un projet de loi inscrirait le concept dans le droit français : avis de la CNCDH, avis du Conseil d’Etat, saisine vraisemblable du Conseil constitutionnel.
Or, le raisonnement juridique qui avait guidé le Conseil d’Etat lorsqu’il s’agissait encore seulement d’un « premier pays d’asile », devrait alors conserver, a fortiori, toute sa force face au concept de « pays tiers sûr », où la sûreté alléguée du pays tiers ne comporte même pas le bénéfice effectif du statut de réfugié : il est contraire à la lettre de la convention de Genève, en ce qu’il ajoute une condition aux critères de reconnaissance de la qualité de réfugié limitativement énumères à l’article 1A2 de cette convention ; il est contraire à l’esprit de cette convention en ce qu’il exclurait la garantie d’un examen individuel (difficulté que le projet s’efforce de contourner), et en ce qu’il délierait l’État d’accueil de son obligation de non-refoulement.
Le droit d’asile ne peut être sauf que si un demandeur d’asile opte lui-même pour son transfert vers un pays tiers jugé sûr, pas s’il est expulsé vers ce pays.
B) Ce serait ensuite dangereux pour l’avenir du droit d’asile.
Car que sera le droit d’asile dans un « pays tiers sûr » ?
On sait déjà les difficultés que l’UE éprouve, depuis longtemps, pour trouver une définition et des listes communes de pays (d’origine) sûrs; notamment, parce que s’y mêle toujours un enjeu diplomatique qui fait oublier la rigueur du droit d’asile.
S’ajoute, dans la démarche d’aujourd’hui, la pression des circonstances. Derrière la demande du Conseil européen de juin 2017, se profile l’objectif d’un certain nombre d’Etats membres d’alléger la référence, dans la définition du concept, aux « exigences de la convention de Genève », et de faire en sorte que les « pays tiers sûrs » ne soient plus introuvables.
Il faut comprendre que le projet en discussion entre le Parlement européen et le Conseil ne devrait pas s’en tenir à l’idée qu’un réfugié qui a déjà obtenu le statut dans un pays tiers signataire et respectueux de la convention de Genève n’a pas lieu de demander une nouvelle fois ce statut. On va discuter, en les « détricotant », comme le demandent ouvertement certains Etats membres, aussi bien la définition d’un pays tiers sûr et les éléments de la « protection suffisante » qu’il est censé donner à l’intéressé, que la nature du lien qui doit s’être créé à l’occasion du transit. Le droit d’asile risque d’entrer ainsi sur un toboggan, qui pourra aller de l’obtention du statut prévu par la convention de Genève ou de la possibilité de le demander, au simple passage dans un itinéraire, en passant par des situations très diversement protectrices, selon que l’intéressé aura pu résider, résider paisiblement et durablement, y exercer quelques droits, travailler, réunir sa famille, ou non. On va même se demander si une partie seulement de pays comme la Turquie, voire la Libye, ne peut pas suffire.
Au moment où l’UE essaie d’harmoniser, sinon d’unifier, l’interprétation de la convention de Genève entre les Etats membres (entre lesquels, on le sait, les taux de reconnaissance varient considérablement pour chaque nationalité de réfugiés), on ouvrirait et consacrerait des degrés ou des versions dégradées de l’asile dans le monde qui entoure l’Europe, dans le seul but d’y réduire les flux d’arrivées de demandeurs d’asile.
5. Au demeurant, nous pensons que cela ne marchera pas, car, hors d’Europe, les pays tiers n’en veulent pas. Les pays du Sahel, particulièrement visés aujourd’hui, qui acceptent comme le Niger et le Tchad de s’engager dans des programmes de réinstallation en Europe pour des réfugiés africains, le font à la condition expresse que cela n’entraine vers eux aucun « appel d’air », et ne voudront pas de ce verrou qui ramènerait ou retiendrait les réfugiés chez eux. Pas davantage des pays comme la Tunisie, que France terre d’asile connait par la mission de coopération qu’elle y exerce, ne sont prêts à adopter des standards de l’asile qui en feraient des « pays tiers sûr » aux yeux des pays européens.
On trouvera des exceptions, mais seulement sous la pression de raisons diplomatiques, ou de la gestion d’une crise, comme celle des réfugiés syriens en Grèce, qui a porté les Européens, et même le Conseil d’Etat grec, à admettre la Turquie comme un pays tiers sûr pour eux.
C’est pourquoi nous rejetons le concept de pays tiers sûr, comme nous avions dénoncé l' »accord » UE-Turquie.
L’Europe, qui a donné naissance au droit d’asile contemporain, adresserait ainsi aux pays tiers, qui répugnent déjà à entrer dans le système de la convention de Genève, un signal, et une incitation, à se tenir même en deçà du niveau de sûreté qui serait défini. Signal de surenchère protectionniste, là où il faudrait au contraire davantage d’accords internationaux de partage des responsabilités.
Qui voudra du concept de « pays tiers sûr » ? Ni ces pays tiers, qui le font savoir, ni les réfugiés qui savent mieux que quiconque ce que valent pour leur sûreté les pays par lesquels leur itinéraire les a fait passer.
Ni nous, à France terre d’asile, qui ne voulons pas que la France et l’Europe donnent aux réfugiés cette image de l’asile et des valeurs que nous y mettons.
Nous appelons le gouvernement français à renoncer à ce concept, au mieux inutile, qui risque de pervertir le droit d’asile.
Thierry Le Roy
Président de France terre d’asile
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